Tuesday, April 10, 2007

::SHOSAN du 16 février 2006 ::


Shosan du 16 février 2006
de Sensei Taiun Jean Pierre Faure à KANSOJI

http://www.kanshoji.org/
Je ne cherche pas à m'adresser à votre ego, pas plus que je ne veux parler à partir de mon ego. Si les shosan commencent toujours par des prosternations les uns vis-à-vis des autres, c’est précisément pour ne pas parler à partir de l’ego, pour ne pas faire de taches sur le Dharma. Mais vous, pareillement, écoutez avec l’oreille du Dharma et non avec l’oreille de l’ego, c’est-à-dire avec une oreille vide, sans intention, sans chercher à disséquer, à comprendre intellectuellement.

Depuis trois semaines, je parle d’une image très célèbre que donne Maître Sekito dans le Sandokai, l'un des textes fondamentaux de notre école. Il dit : « Retournez sans cesse à la source ; ayez au moins conscience qu’à certains moments vous coulez dans les affluents boueux. » Cette image est au cœur de notre pratique. Du point de vue de l’ego, on peut se dire : « Dans la boue, il y a toutes sortes de choses, il y a même des pépites d’or ! »

Ce qui nous pousse à nous tourner vers la Voie du Bouddha, c’est notre profonde insatisfaction, ce qu’on appelle dukkha, souffrance. C’est cela qui nous pousse vers l’enseignement du Bouddha.

La Voie du Bouddha, c’est la réalité ultime de toutes les existences. Les maîtres zen nous disent : « Cette réalité ultime, bien sûr vous en faites partie ! Ne vous trompez pas sur les moyens pour y accéder. Car il n'y a pas de moyens. Ou bien on est sur la berge, ou bien on est dans le courant ; on ne peut pas être à la fois sur la berge et à la fois dans le courant. On ne peut pas être en dehors de la réalité et en même temps dans la réalité. »

On voit bien que notre vie est faite de souffrance, d’insatisfaction, de colère, d’incompréhension, de doute, d’avidité, de peur, de désespoir, la liste est infinie... On voit bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas.

On veut analyser la situation qui nous arrive pour ne pas retomber toujours dans le même guêpier. Mais si ce n’est pas dans celui-ci, ce sera dans un autre et vouloir comprendre après coup n’est pas forcément utile. Il faut savoir que les pièges sont infinis, que les situations qui nous seront données à vivre sont infinies et que dans chaque situation, ici et maintenant, nous aurons la possibilité de boire le bouillon ou au contraire, de surnager.

Voilà pourquoi il n'est pas nécessaire de chercher le pourquoi. Par contre, il est utile de comprendre qu’on est manipulé par son karma, de voir qu'on n'est pas libre, qu’on est manipulé par nos dysfonctionnements passés, par nos peurs, notre avidité, notre violence. Il est bon de prendre conscience au moins une fois que certaines forces en nous nous poussent à l'erreur. Et d’autre part, il est important d’entrevoir qu’il existe une méthode, une façon de vivre où l'on n'est plus systématiquement manipulé, entraîné par son karma.

J'insiste là-dessus parce que c’est le problème de chacun : on voudrait trouver des situations qui ne seraient pas porteuses de souffrance. Bouddha nous dit : « Ça n’existe pas. » On voudrait savoir comment on en est arrivé là pour que ça ne se reproduise plus. Mais à cause de notre ignorance du Dharma, on continuera à se prendre les pieds dans le tapis, à être insatisfait et l'on transmigrera à nouveau dans la violence, le dégoût, la haine, la colère et tout le reste.

Donc, si on se sert de la réflexion, si on regarde dans le passé, c’est pour voir qu’il y a en nous des pulsions, des impulsions karmiques qui nous poussent à retomber dans les mêmes ornières, mais c’est tout. Inutile de passer votre vie à chercher le pourquoi. Les causes qui nous ont amenés à cette forme-là, à ce karma-là, se perdent dans la nuit des temps.

S'accrocher à ses souvenirs, ses émotions, ses dysfonctionnements, vouloir s’en saisir, c’est comme vouloir se saisir de particules de boue et penser que ça va étancher notre soif. C’est une erreur totale. Il faut bien comprendre que dans cette eau boueuse sont à l'œuvre les trois poisons : l’ignorance, la violence et l’avidité. Mais il y a aussi notre nature de bouddha, l’essence même, le phénomène vivant, la source toujours pure qui est toujours là — il n'y a pas à la chercher dans la nuit des temps.

Quand ai-je vraiment pris forme ? On peut remonter à des milliards d’années. La science nous confirme que notre forme aujourd’hui est l’aboutissement d’une très longue évolution. Mais le problème que j’ai à résoudre, moi, c’est comment faire avec ce karma-là. Plongé dans cette situation-là, il y a possibilité ici et maintenant d’être heureux. C’est l’enseignement du Bouddha. Il ne demande pas de chercher chez les autres, ni d’être intelligent, ni d’avoir fait des études. Il demande seulement de comprendre de quoi nous avons besoin.

Quand est-ce que suis-je heureux ? Quand suis-je malheureux ? J’ai été heureux alors que je n'avais pas un centime en poche. J’ai été heureux seul dans un pays lointain, sans amis, sans connaissances. J’ai été heureux seul, j'ai été heureux au milieu de la foule. Nous devons bien comprendre qu’il y a quelque chose qui nous rend heureux et qui ne dépend pas de la situation extérieure.

Ce bonheur profond, cette joie profonde, c’est l’essence même de la vie et nous l’avons tous au fond de nous. Il ne faut pas la recouvrir d'ordures. Nous devons sans arrêt permettre à cette nature de Bouddha de remonter à la surface. Cette nature de Bouddha, c’est l’esprit qui ne s’accroche à rien, c’est la joie pure de l’existence, « C’est l’eau toujours pure. » Même si elle est salie, c’est de l’eau pure. À nous de ne pas boire les salissures, mais seulement l’eau pure. C’est toujours possible.

Pour enseigner cela, les maîtres zen utilisent des images, comme celle de l’eau que l’on peut souiller de nos élucubrations, de nos accusations, de nos fausses croyances, de nos superstitions, de nos illusions. Bien sûr, il faut décider : est-ce qu’on veut boire l'eau claire ou est-ce qu'on veut boire la merde ? La question se pose en ces termes. Tout l’enseignement des maîtres zen porte sur ce point. Autre image — une image n’est pas la réalité, mais regardons la avec le sens que veut lui donner Bouddha. Pour attraper les singes, on attache une boîte au pied d’un cocotier, percée d’un trou de la largeur d'une main, et on y met une noix dedans. Le singe vient, il prend la noix dans la boîte, les hommes arrivent. Le singe hurle, il hurle quand il voit les hommes arriver parce qu’il voit bien qu’il est piégé, mais il ne veut pas lâcher la noix, il est prisonnier.

On peut dire : « Il n'a qu’à ouvrir la main, lâcher la noix et partir. » Mais il ne peut pas le faire, car il veut la noix de coco, même s’il veut la liberté. Il est intéressant de voir que l'animal choisi dans cette histoire est le singe, le plus malin des animaux. Les grands singes sont, neurologiquement, très proches des êtres humains ; leur génome est à 99% équivalent à celui des êtres humains.

Cette espèce intelligente se fait piéger à cause de son intelligence. Le singe cherche une façon d’avoir et la noix et la liberté. Une belette, moins intelligente, qui se fait prendre au piège, a la capacité de se couper la patte elle-même, pour aller vers la liberté. Là, on ne demande pas au singe de se couper la main, seulement de lâcher la noix de coco, et ainsi de recouvrer sa liberté.

Et bien l’être humain, animal très intelligent, entre la souffrance et la libération possible, cherche une troisième voie : comment faire, avec son intelligence, pour avoir le beurre et l’argent du beurre ? Il cherche sans cesse des techniques.

Au lieu de cela, nous ferions mieux d'aller à l’origine. L’origine qui concerne la liberté de l’homme et celle du singe, c’est de lâcher prise. Ce qui les emprisonne, c’est qu’ils ne savent pas lâcher prise. Inutile de chercher pourquoi il est arrivé dans cette situation ? On peut accuser les autres, on peut disserter une vie entière, mais l’origine de sa souffrance, de son enfermement, c’est là, c’est toujours ici et maintenant.

C’est cela, l’enseignement du Bouddha. Il n’y a pas une troisième voie où l'on pourrait à la fois obtenir l'objet de son désir et la liberté. C'est complètement antinomique. Et tant qu'au fond de nous, nous ne clarifions pas ce point, la pratique ne nous intéresse pas. Celui qui se saisit d’une pensée, qui veut l’analyser, qui veut trouver des excuses, ou une astuce pour ne pas retomber dans le piège, celui-là perd son temps, parce qu'ici et maintenant, il est question de liberté. Le problème n’est pas d’avoir une longueur d’avance, ni de chercher le pourquoi du comment. Non, c’est toujours ici et maintenant ; notre liberté est de notre responsabilité.

Si le singe ne voit que la facilité de garder cette noix, s'il ne voit pas la totalité du tableau, le soleil dans les branches, la savane, ses amis, le fait qu’il y a d’autres nourritures… S’il ne voit pas tout, il est dans l'erreur. Le fait de donner de l’importance à cette noix de coco, de donner de l’importance à notre avidité, à notre peur, à notre violence, c’est précisément l’erreur.

Avoir de l’avidité en soi, de la violence ou de l’ignorance, ce n’est pas un problème, nous ne pourrons nous en débarrasser dans cette vie. En revanche, à chaque instant, malgré son karma, on peut devenir Bouddha, on peut s’éveiller, faire preuve de sagesse et de compassion. Si de nombreuses fois, on arrive à sortir de telles situations, on pourra ensuite, auprès de ceux qui sont en difficulté, faire preuve de compréhension, de compassion et de sagesse. On saura vraiment de quoi l'on parle.

Toutes ces situations sont à vivre, elles sont toutes porteuses d’enseignements, elles forgent notre sagesse et notre compassion. Mais rechercher un monde sans pièges, dénué d’avidité, de violence, d’ignorance, c’est utopique. Ce n’est pas la Voie du Bouddha.

Maître Tozan avait la lèpre, une lèpre de l’esprit. Désespéré de sa situation, il dit au maître : « J’ai l’esprit malade… » Le maître lui dit : « Apporte-moi ton esprit et je le guérirai. » Bien sûr, il ne peut pas apporter son esprit, ce n’est pas quelque chose… C’est de cela dont je parle.

L’enseignement de Bouddha nous dit : « Nous sommes toujours Bouddha. Nous avons toujours été Bouddha. Nous serons toujours Bouddha. » Nous sommes toujours un phénomène vivant qui n’existe que dans l’instant. Il y a des traces de karma, des traces d’actions passées, mal comprises, mal vécues, mal digérées, causées parfois par les autres, parfois par nous-mêmes, peu importe. Mais avec cette histoire-là, il est toujours possible de se désaltérer à la source, de trouver le contentement.

Certains, sur leur lit de mort, sont heureux jusqu’à la dernière minute. D’autres, à 45 ans, sont désespérés de vieillir, s'affolent, s'inquiètent, deviennent aigris, amers. C’est pourtant la même vie. C’est seulement l’esprit qui ne comprend pas qu’il existe, jusqu’au dernier moment, la joie pure de l’existence.

Cela, c’est l’enseignement du Bouddha. Bien sûr que je ne suis pas toujours Bouddha, j’ai un ego comme tout le monde, mais à la fin, si on se regarde soi-même, si on voit la réalité du problème, ce n’est pas du tout gênant. Je peux toujours accéder à ma propre liberté.

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